Coco Petitpierre et Yvan Clédat
Apprenez à danser l’« Inséparée »
Jean-Yves Jouannais

Premier phénomène observé
« Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! »
Arthur Rimbaud, Le bateau ivre
La performance s’intitule Les aubes sont navrantes. Les corps de Yvan Clédat et Coco
Petitpierre disparaissent sous des déguisements hirsutes, sortes d’épidermes de yaks sauvages
ou de baudets du Poitou, reconnaissables à leurs longs poils qui s’emmêlent en poussant pour
former des guenilles. Les premières impressions sont en effet animales. Même si ces
silhouettes se tiennent la plupart du temps immobiles, du moins amorphes. À intervalles
semble-t-il réguliers, elles se meuvent, sans donner l’impression de se dresser, pour venir se
placer devant les pales d’un ventilateur. Homo ergaster amateurs de vent coulis. Épouvantails
trapus plantés sur des bouts de banquise stylisée, formes plastiques qui feraient sculptures, par
hasard ou par accident. Ces blocs parfaitement géométriques recouverts de peinture laquée
bleue ont quelque chose de l’évocation d’une solitude. Cette solitude serait d’ailleurs moins
un décor pour nos deux créatures qu’une insistance symbolique quant à leur caractère et à leur
nature. Cela dure longtemps, à chaque fois le plus longtemps possible.
À la toute fin de sa vie, Michel Foucault désira préciser, en les radicalisant, des intuitions
ayant trait à la fonction du « dire vrai » en politique. Il n’eut pas le temps d’écrire. Ce fut, en
revanche, la matière de ses dernières leçons au Collège de France, quelques mois avant sa
mort. Et c’est en suivant la piste morale comme épistémologique du cynisme qu’il désira alors
dérouler une généalogie scandaleuse des vies décalées, attachées et dédiées à la seule vérité.
Trois figures se détachent dans cette famille humaine : l’artiste maudit, le révolutionnaire
militant et le héros philosophique.
Et leurs ancêtres, singulièrement liés par cette passion du vrai, seraient effectivement le
philosophe cynique, mais également l’ascète de la chrétienté moyenâgeuse. Cette hypothèse
de filiation peut sembler choquante tant la discordance vrille en continu l’ensemble des
données à comparer. Et pourtant, l’ascétisme chrétien est bien la pensée par quoi perdure, se
transmet pour des siècles l’héritage cynique en Europe. Il existe plus que des passerelles entre
la vie induite par la philosophie du Cynique et le dépouillement ascétique hors ou au sein des
communautés chrétiennes, mais véritablement les temps successifs d’un unique déploiement.
Saint Augustin l’observe lui-même qui recommande d’agréger sans hésitation à ces
communautés les acteurs et penseurs de cette vie cynique.
Comment, dans la posture, la tenue, le rapport au matériel, le mode de vie, différencier un
Franciscain dans la propagande de son dénuement et un Cynique dans le scandale de sa
nudité. Les Dominicains s’appelaient eux-mêmes les « chiens du Seigneur ».
Les deux créatures poilues, hirsutes, pauvres, incarnées et mises en scène par Coco Petitpierre
et Yvan Clédat évoquent immanquablement cette lignée fantasmée par Michel Foucault.
D’autant plus que, rappelons-le, selon lui, une certaine figure de l’artiste moderne s’avère le
descendant direct et plus proche représentant de cette généalogie du « dire vrai ». Ce qu’il y a
de perturbant et de touchant dans ce tableau vivant, dans cette reconstitution digne des zoos
humains des républiques coloniales, au carrefour d’une prétendue science et du spectacle
mercantile, c’est que ces deux individus ne semblent qu’à peine vivants, exténués, ralentis,
avares de leurs mouvements. Tant à bout de leur souffle, qu’ils viennent aspirer goulument le
courant d’air dispensé par le ventilateur. Ils incarnent à l’évidence une idée moribonde, la fin
de trajectoire et l’agonie d’une idée de l’art conditionnée par le scandale du « dire vrai ». La
mélancolie s’installe naturellement, sans effort, ni effet, comme une respiration plutôt que
comme une ornementation.
Ce qui plaît et enthousiasme dans la démarche de ce couple d’artistes c’est leur danse, valse
hésitation, qu’ils improvisent et dont ils tentent la notation entre différents paliers de leur
évolution. Ils n’ont leur gîte en nul endroit précisément déterminé par le médium ou l’idée. Ils
sortent du spectacle de leur corps pour venir se confronter à la sculpture sans pour autant
abandonner quoi que ce soit en route. Ils essayent des postures, envisagent des positions, se
confrontent à leurs objets. Ils s’essayent à en devenir des habitants, des parties, ou bien des
prothèses, des parties mobiles ou bien mimant l’immobilité. Ils veulent se greffer sur des
architectures ou des objets, dont on finit par oublier lequel est l’accessoire de l’autre. Ils
hésitent. C’est ce qu’ils disent du moins. Ils sont à la recherche d’un mode d’emboîtement, ou
plutôt ils écrivent une sorte de manuel de l’encastrement. Pas vraiment de l’hybridation. Mais
des positions justes de leurs corps, qui ont en commun de s’avérer systématiquement
inconfortables, voire pénibles, positions qui sont seules à même de définir un genre, une
discipline. Et cette hésitation dégage une puissance des plus paradoxales. On est toujours
tenté d’en revenir à Deleuze et à ses analyses de l’aspiration au devenir minoritaire pour
suivre au plus près ce qui se transmet là de lyrisme et de séduction. Il n’en reste pas moins
que quelque chose surprend encore, inlassablement, de cette puissance de l’immaturité jouée
ou vécue, de ce pari du non fini, du non défini et de ces temps de l’ajustement, de la jointure
encore rêvée et non actualisée.

L’hypothèse sentimentale

« Pendant trente ans en Italie sous les Borgias, ils ont eu la guerre, la terreur, des meurtres et des massacres, mais
il y a aussi eu Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse ils ont eu cinq cent années d’amour
fraternel, de démocratie et de paix, et qu’est-ce que cela a produit ? Le coucou ! »
Réplique de Harry Lime, interprété par Orson Welles, dans Le Troisième homme (1949) de Carol Reed.
Avec Helvet Underground (2009), on assiste à une nouvelle chorégraphie minimale, à vrai
dire à peine une gestuelle, une pantomime timorée ou une bourrée suisse asthmatique. Deux
figurines ou poupées folkloriques s’échappent à heure fixe d’une énorme pendule à décor
typique de la Forêt noire. Les deux corps enveloppés de tulle, coordonnés entre eux,
effectuent de petits pas dans un profond silence, battent du poignet un rythme que nous ne
percevons pas, dodelinent vaguement du chef, s’assoient, se couchent, bougent encore les
pieds avant de réintégrer leur chalet couleur chocolat au lait.
Le coucou suisse est une horloge dont la sonnerie imite le cri du coucou, lequel « coucou »
n’est lui-même qu’une onomatopée, à savoir une imitation du chant de l’oiseau en question.
C’est un couple folklorique suisse qui joue ici le coucou, oiseau dont le cri et le
comportement sont à l’origine du mot « cocu ». On déduit de tout cela qu’Helvet
Underground pourrait être une sorte de pièce de boulevard, un Feydeau inédit, ralenti et
dépourvu de texte. Comme la conjuration de la fin et de la trahison au sein du couple, une
manière d’adjuration incantatoire afin que le lien amoureux demeure. Cette hypothèse n’est
avancée que parce que Coco Petitpierre et Yvan Clédat répondent à la question de la chimie
mystérieuse du travail en couple par la formule de Bernd et Hilla Becher qui veulent voir dans
cet engagement miraculeux un « dispositif amoureux ».
Mais le plus important dans cet empilement d’imitations et d’ersatz, c’est la manière dont les
corps, depuis les premières performances (Douche 2001, Chambre rose 2002), se
sédimentent, ou plutôt s’objectivent, gagnent en raideur, ici étouffés de tulle, guindés,
transformés en poupées dans les articulations desquelles la souplesse de l’humain s’est peu à
peu évanouie. Cela ressemble, en tant que processus à ce roman jamais rêvé et qui n’a jamais
existé, qui n’aurait été qu’une superposition de métaphores, le décalque systématique et infini
d’un point de départ que l’on ne quitterait pas. Un catalogue d’images qui ne transporteraient
nulle part et ne feraient que redire son incipit avec des variations infimes, imperceptibles.
« Le mécanique plaqué sur le vivant » cher à la démonstration de Bergson en vient à
s’illustrer ici avec une rare intensité. Et ce que cela produit, dans la continuité de l’oeuvre,
dans la succession des oeuvres, c’est un angle qui se durcit, se ferme atrocement et
burlesquement. Le mécanique se plaque sur le vivant jusqu’à ce que le mécanique plaque le
vivant. Il y a là progressivement l’étrange cohabitation d’une pénibilité paralytique et du
comique de la chute. Constat récurrent d’une loi que rien ne vient récuser, à savoir que le lien
amoureux est par principe le motif premier de toute comédie tout en se revendiquant comme
l’indémodable boutique de toutes les désespérances.

Des danses de salon endogènes

« Le projet sera donc de tenter d’établir les bases de ce que pourrait être une ontologie an-altérisée, une
conception de l’Être ne nécessitant plus l’Autre comme pilier ou passage obligé. »
Dominique Quessada, séminaire L’homme sans autre, Collège international de philosophie, 2009-2010.
La cohabitation est naturellement le propre de toute collaboration. En l’occurrence, dans ce cas
précis, nous avons affaire à un montage obsessionnel des plus singuliers. Coco Petitpierre, son
univers serait plutôt à situer entre Louise Bourgeois et les pièces de la Compagnie du Zerep.
Quant à Yvan Clédat, ses références seraient plus naturellement d’obédience minimalistes,
plus puritaines peut-être, gouvernées par le souvenir de Donald Judd ou de John Mac
Cracken. Les deux acteurs-danseurs-performers-sculpteurs de Helvet Underground pensent et
créent a priori de part et d’autre d’une frontière constituée par les mythes de l’intériorité, de
l’expressionnisme et du lyrisme. D’un côté, un goût prononcé pour ce qui peut se raconter de
manière impudique, fellinienne, en couleurs nécessairement, avec une prédilection marquée
pour le détail du symptôme et le scénario de l’obsession. D’un autre côté, cette croyance
ascétique que montrer, ou non, la trace la plus infime, la plus discrète de tout geste ferait office
d’oeuvre « optimalement ». D’un côté, une passion du bizarre qui nourrirait un désir d’opéra.
De l’autre, une hypothèse héritée de Robert Morris selon laquelle l’enregistrement audio d’une
performance, le bruit rapporté techniquement d’un geste artistique ne sont aucunement des
documents seconds mais l’art par excellence.
C’est à l’intersection de ces rêves que s’inventent des pantomimes ainsi que les décors qui
vont avec. C’est la tension même de cet écartèlement qui dicte ces saynètes fragiles, timorées,
lesquelles font le pari de la durée, de l’essoufflement plutôt que du spectaculaire pour
atteindre leur but. Des danses endogènes, générées par fibrillations internes, et qui surtout
arrêtent leur propagation à la surface des corps, des chorégraphies quasi immobiles, de la
famille du « Bob », danse d’organes et de nerfs terriblement éprouvante bien qu’invisible
inventée par Guy Mathieu.
Au final, nul exemple que celui évoqué au début de ce texte ne peut rendre ce conflit d’intérêt
plus explicite. L’exemple en question étant cette figure spéculative et croyante au sein de
laquelle coexistent Diogène et saint Augustin, l’exubérance démonstrative de la geste cynique
et le retrait ascétique du moine trappiste,
C’est en un point d’une telle nature, une nature que structure apparemment l’hybridité, voire
la contradiction, mais que justifie pourtant pleinement et sincèrement la logique de
l’inséparable et de l’ « inséparé », pour reprendre une expression chère au philosophe
Dominique Quessada, que naissent les merveilleux contes muets que constituent les
performances de Coco Petitpierre et Yvan Clédat.

ENTRETIEN – CLEDAT & PETITPIERRE
FESTIVAL FAR° , NYON

Entre la sculpture et le vivant

Vanessa Desclaux :

Comment l’idée de La parade moderne (2013) a t-elle émergé ?

Clédat & Petitpierre :

Nous voulions travailler autour du tableau L’ellipse (1948) de René Magritte. Il nous intéressait parce qu’il contenait des possibilités de transformation : une figure « géométrisée » pouvant donner lieu à une mise en volume et à un travail de laque, et un vêtement dont le motif et la couleur nous semblait être un point de départ pour concevoir les costumes. Nous avons l’habitude d’être deux à l’intérieur de nos « sculptures à activer », donc nous avons cherché une autre figure. Le Cri (1893) d’Edvard Munch s’est imposée comme figure sexuée dans un face à face avec L’ellipse. La proportion donnée à ces « masques » nous a rapidement évoqué les géants de carnaval et nous avons cherché chez d’autres grands peintres de l’art moderne différentes figures à réaliser. La Parade moderne s’est alors imposée comme un fragment d’histoire de l’art à porter littéralement sur les épaules.

VD : Pourquoi avoir choisi cette époque particulière de l’histoire de l’art ?

C&P : Ce qu’on désigne fréquemment par « art moderne » recouvre une longue période durant laquelle l’invention de formes a été extrêmement riche, particulièrement en ce qui concerne l’invention de figures. C’est aussi le début de grandes collaborations autour de la scène qui nourrissent notre imaginaire, tel que le ballet intitulé Parade, une commande des Ballets russes de Serge de Diaghilev réunissant Erik Satie, Jean Cocteau et Pablo Picasso. Nous avons trouvé dans le vaste corpus de la peinture dite moderne des figures que nous pouvions projeter dans l’espace tridimensionnel grâce à nos matériaux et pratiques de prédilection.

VD : Quels sont ces matériaux et ces pratiques ?

C&P Le travail dans l’atelier occupe une grande place dans notre emploi du temps. C’est à ce moment que nous séparons les rôles. La fille s’occupe de tout ce qui est mou et le garçon de tout ce qui est dur ! Les costumes naissent souvent de l’envie de travailler une matière particulière : le cheveux, le tulle froncé, les dreadlocks, la mousse… Le territoire est souvent un volume figuratif, simplifié dans son volume et son graphisme. Il est généralement recouvert d’une laque automobile qui confère beaucoup de préciosité à nos œuvres et dont nous aimons l’association avec les matières proliférantes de nos costumes. Hilla Becher à qui l’on posait la question travail commun avec son mari Bernd répondait : « c’est un dispositif amoureux ». C’est exactement ce que nous éprouvons.

VD : Qu’est ce que la tradition de la parade évoque pour vous que vous souhaitiez remettre en scène avec cette intervention ?

C&P : Nos œuvres ont souvent un lien étroit avec des références immédiatement identifiables telles que le Coucou Suisse, le décor de bûche de Noël, Adam et Eve… et nous trouvons dans la tradition des géants de carnaval beaucoup de points communs avec notre travail. La production d’éléments volumineux, la disparition des corps, l’engagement physique, la répétition, sont des éléments qui nous sont coutumiers. Nous aimons aussi la simplicité de la marche, une action unique qui fait écho à la réduction des possibles que nous recherchons lorsque nous activons nos sculptures. Notre univers plastique produit un décalage avec la parade traditionnelle. Notre parade est comme une procession dont la lenteur de la marche, la mélodie du Boléro de Ravel, et le fait que dix personnes portent, sous forme de masques à taille humaine, les œuvres d’artistes morts, lui confèrent un caractère émouvant qui contraste avec son traitement précieux, coloré et « glossy ». C’est une œuvre particulière pour nous : nous ne participons pas physiquement à son activation, et, par son caractère déambulatoire, elle se confronte à l’espace public.

VD : Qu’est ce que la tradition de la parade évoque pour vous que vous souhaitiez remettre en scène avec cette intervention ? Le carnaval représente historiquement un moment de grande permissivité, de suspension de l’ordre établi ; votre parade me rappelle les géants de carnaval créés par Joan Miro en Catalogne avec le personnage d’Ubu, figure de dictateur évoquant le général Franco. Est-il important pour vous de sortir des espaces confinés traditionnels de l’art pour rencontrer le public dans un autre contexte, plus politique ?

C&P : Nous n’avons pas la volonté farouche d’occuper des endroits non dédiés à l’art. Avec La parade moderne, balader de l’art au son d’une fanfare dans les rues d’une ville s’est imposé progressivement comme une évidence. La nature ambiguë de cette pièce, à la fois iconoclaste et rendant hommage à l’histoire – de manière presque pédagogique, nous réjouit.

VD : Comment faites-vous pour mettre à distance la dimension plus « spectaculaire » de vos œuvres et vous concentrer sur ses multiples facettes plastiques ?

C&P : Quelques soient les options choisies, nous tenons à ancrer nos œuvres dans le champ des arts plastiques, même si les lieux d’exposition peuvent aussi être des lieux de spectacle vivant. Nos projets sont avant toute chose des sculptures ; la partie vivante reste une potentialité. Cela est très clair dans la répartition du temps de travail. Nous passons des mois à fabriquer une œuvre, alors que le vivant, lui, se règle souvent en quelques heures. Lorsque nous activons nos œuvres nous-mêmes, nos mouvements, nos déplacements dans l’espace renvoient à des questionnements sculpturaux. Les activations sont souvent longues, sans début et sans fin, et les visiteurs/spectateurs peuvent ainsi aller et venir et rester le temps qu’ils le souhaitent, comme ils le feraient devant une œuvre dans un musée. Nous ne proposons donc pas de narration. Nous ne voulons pas non plus penser les activations en terme de qualité d’interprétation : dépourvus de compétences corporelles particulières, nous nous créons, avec des costumes qui nous recouvrent toujours intégralement, des contraintes physiques qui vont générer pour chaque projet une façon particulière de se mouvoir. Partiellement aveugles, avec des difficultés pour respirer, parfois munis d’oreillettes qui diffusent un rythme ou des indications enregistrées, nous sommes totalement concentrés sur notre propre corps et l’inscription dans l’espace que l’œuvre génère.

VD : Avez vous le sentiment d’occuper une position singulière dans le champ des arts plastiques ?

C&P : Oui, nous avons conscience de cette singularité. Dans cet équilibre entre la sculpture et le vivant nous tenons à citer Paul McCarthy et Mike Kelley. Il y a une dizaine d’années, alors que nous faisions encore des spectacles (pour la scène), nous avons découvert Test Room de Kelley. Une révélation ! Il s’agissait d’un vaste environnement sculptural s’inspirant du travail de Harry Harlow qui a mené des recherches sur l’affectivité des singes au travers

Art press N°415 Octobre 2014

Avec le burlesque pour mode opératoire, Yvan Clédat et Coco Petitpierre explorent depuis plus de dix ans les relations entre sculpture et corps vivant. Travaillant le plus souvent sur la figure du couple et de son territoire, ils créent des environnements sculpturaux où leurs corps entièrement recouverts de costumes extravagants, sans visages ni regards, effectuent des déplacements et essayent des positions, devenant eux-mêmes volumes dans l’espace. Pour « New Settings », ils invitent le danseur et chorégraphe Sylvain Prunenec à devenir l’étrange créature d’un décor d’aquarium.

Sculptures à activer

Un couple de centons suisses sortis d’un coucou fait quelques pas de danse (Helvet Undergroung, 2009), deux bêtes poilues affalées sur un morceau de banquise se précipitent par intermittence sur un ventilateur (Les Aubes sont navrantes, 2009), Adam et Eve en yetis se peignent nonchalamment les cheveux près d’un feu (Édénique, 2012)… Autant de sculptures activées par Clédat et Petitpierre, leurs corps étant introduits dans les costumes farfelus créés par Coco, spécialiste du « mou », et évoluant dans les environnements figuratifs stylisés élaborés par Yvan, en charge du « dur ». Bien que décisive, cette activation n’est pourtant qu’une option, les costumes pouvant également être laissés inertes et enfilés par des mannequins en plastic. C’est que, formé aux arts appliqués, le duo pense essentiellement sa pratique en termes de sculpture, de position du corps et d’occupation de l’espace. Aussi, l’activation des costumes vaut moins pour les gestes qu’elle orchestre que pour les volumes qu’elle décline et compose. Une inscription paradoxale du mouvement dans le champ de la sculpture qu’accentue encore l’absence de toute forme d’énergie au profit de l’extrême lenteur des déplacements, mais aussi la substitution d’une vision frontale propre au théâtre en faveur d’une vision ouverte et d’une libre circulation des spectateurs autour de masses mobiles et immobiles.

Absurdités

Afin de focaliser le regard sur les aspects sculpturaux de leurs productions indépendamment de toute interprétation littéraire, Clédat et Petitpierre prennent le parti de l’insignifiance à la fois la plus radicale et la plus burlesque. Celle-ci opère sur plusieurs niveaux. Tout d’abord dans le choix des sujets, à la fois immédiatement identifiables et dénués de sens, comme les deux bonhommes de neige tournant autour d’une branche de houx de 0° (2010), le morceaux de gruyère en caoutchouc où s’empêtre le corps de Petitpierre (Comme un gant, 2001), ou les centons suisses d’Helvet Underground (2009). L’insignifiance opère ensuite dans la dépersonnalisation des corps. En effet, entièrement camouflés par les imposants costumes sans visages ni regards de Petitpierre, rien ne subsiste de leurs éventuelles singularités ou particularités. Soit des sortes de patins dénués d’intériorité à extérioriser, et dont les manifestations se dérobent de fait à toute lecture psychologisante. Enfin, l’évidement du sens est à l’œuvre dans les déplacements des corps eux-mêmes. Ici, nuls narrations ou scénarios, mais des scripts corporels réduits au minimum, des partitions de gestes et de positions à partir desquels sont improvisées des déambulations. En d’autres termes, sujets, corps et mouvements conjuguent ici leur idiotie, leur irrécupérable absurdité, de manière à ce que l’attention se concentre sur leurs qualités strictement sculpturales.

La mécanique amoureuse

Du moins a priori, car les interactions entre environnements sculpturaux et corps-costumes mettent le plus souvent en scène la figure du couple et de son territoire. Rapprochements, éloignements, mouvements synchronisés, désynchronisés, mais surtout rythme commun jusqu’à l’épuisement et l’entropie, telles sont les différentes configurations de la liaison amoureuse selon Clédat et Petitpierre. Ainsi, par exemple, des bonhommes de neige de 0° qui tournent et fondent au ralenti autour d’une branche de houx, des centons suisses d’Helvet Underground qui s’affalent au sol après une danse folklorique à quatre temps, ou encore des bêtes hirsutes des Aubes sont navrantes, languissant sur leur morceau de banquise pour n’être que rarement parcourues de soubresauts. Aussi, les dimensions plastiques et spatiales des productions de Clédat et Petitpierre font-elles le plus souvent écho à des expériences en partage, à la mémoire de nos corps devenus marionnettes d’une incompréhensible mécanique amoureuse. Où le burlesque des sculptures à activer devient allégorie de l’amour.

Danse sculpturale

Une toute autre mémoire du corps se joue avec Abysse présentée à « New Settings ». Inspirée des gastéropodes marins appelés Nudibranchia, une étrange créature est ici activée par le danseur et chorégraphe Sylvain Prunenec. Lové au sein d’un environnement sculptural rappelant la décoration d’un aquarium, avec concrétions rocheuses, ruines étrusques et ponts chinois, ce surprenant animal sonde l’espace à l’aide de ses longs filaments de couleur chair, quand il n’est pas brusquement emporté par des mouvements issus de l’histoire de la danse moderne et contemporaine. De Merce Cunningham à Odile Duboc, en passant par Dominique Bagouet et Trisha Brown, le gastéropode adopte ainsi des postures et déploie des gestes qui le connectent de manière burlesque à une vie antérieure, celle d’un être humain dont son corps aurait comme gardé la mémoire. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’un décor ou d’une scénographie pour un corps dansant, mais d’un corps dont les déplacements sont des variations volumétriques en dialogue étroit avec l’environnement sculptural. Danse et sculpture apparaissent alors comme intimement liées, ces deux domaines relevant entre autres de l’inscription de corps dans l’espace. Ainsi, à l’image de l’ensemble des productions de Clédat et Petitpierre, Abysse fait de l’absurde l’instrument d’une extension du champ de la sculpture aux corps vivants et dansants.

FUNNY GAME – CLEDAT & PETITPIERRE

Clédat et Petitpierre se produisent souvent dans des lieux de spectacle vivant mais leurs œuvres s’ancrent résolument dans le champ des arts plastiques et c’est d’ailleurs en école d’art appliqué et non en art du spectacle qu’ils se sont formés. Il leur arrive néanmoins d’intégrer leur œuvre et de l’activer de leur corps.

Leurs sculptures existent donc à part entière et pourtant l’activation représente la partie vivante qu’ils y insufflent. Elle est une extension, une potentialité. L’activation doit être perçue comme une exploration entre la sculpture et le vivant et les deux artistes travaillent sur des états de corps et la transformation spatiale qu’ils provoquent. Et s’ils inscrivent leurs corps dans l’espace de l’œuvre, c’est parce que leur déplacement dans cet espace renvoie à des questionnements sculpturaux. Quand leurs corps se déplacent, c’est comme s’ils essayaient d’autres combinatoires, d’autres rapports entre les volumes, d’autres déclinaisons. L’introduction du vivant leur permet d’ouvrir l’éventail des possibles que génère la sculpture et, si j’osais le paradoxe, je dirais que le mouvement est inscrit dans la sculpture, et qu’il leur revient, à eux, par leur activation, de le révéler.

Lors de l’activation, les visiteurs, pour ne pas dire spectateurs, peuvent se déplacer, aller, venir, regarder le temps qu’ils veulent, comme on regarde une œuvre dans un musée. Mais lorsque les costumes sont « vidés » de leur part vivante, la sculpture fonctionne à part entière.

Dans leurs sculptures, on retrouve une association de matériaux très différents pour les costumes et les volumes. Les costumes peuvent être en tulle, en mousse, en cheveux, toujours très proliférant. Ici ce sont des poupées de chiffon. Les volumes, eux, figuratifs et stylisés, sont recouvert d’une laque automobile. Ils les appellent le mou et le dur.

Ce sont toujours des éléments volumineux dans lesquels les corps disparaissent. Totalement masqués, les personnages-costumes se rapprochent de la tradition carnavalesque et, si on se réfère aux couleurs, on peut penser aux Gilles de Belgique. Dans cet ordre d’idée, ils travaillent toujours avec des références simples que l’on peut identifier tout de suite et le burlesque fait partie de leur vocabulaire.

Dans Funny Game, qu’on doit pouvoir traduire par jeu drôle ou drôle de jeu, (jeu de rôles ?) on peut voir un ensemble de jouets surdimensionnés d’une chambre d’enfant, ou peut-être un jeu d’échec avec les rois qui s’affrontent près d’un cheval brisé ou encore celui de la Bataille de San Romano d’Uccello. On peut voir aussi les joutes moyenâgeuses des chevaliers avec leurs mouvements empêtrés par les armures. L’image du tournoi en introduit une autre, celle de l’amour courtois pour évoquer une figure importante de l’œuvre de Clédat & Petitpierrre, celle d’une géographie amoureuse qu’ils dessinent dans l’espace avec leurs rapprochements et leurs éloignements.

Clédat & Petitpierrre ne proposent pas de narration mais la richesse et les potentialités de leurs sculptures ouvrent, elles, de multiples champs de réflexion et d’imagination. C’est un jeu mais rien n’est plus sérieux que le jeu. Funny or not funny, that is the question.

Art press N°448 Octobre 2017

Avec Ermitologie, Clédat & Petitpierre élaborent un spectacle à partir de leurs sculptures. Celles-ci deviennent décors ou costumes lorsqu’elles sont habitées par les artistes, ouvrant la voie à une relation physique entre l’art contemporain et le spectacle vivant.

Depuis les années 1990, Yvan Clédat et Coco Petitpierre forment un duo d’artistes (plasticiens et performeurs) dont la démarche ne connaît aucune frontière. Ne souhaitant pas se cantonner à une discipline, un médium ou un champ de recherche identifiable, Clédat & Petitpierre jouent avec les porosités entre les territoires. L’une maîtrise les matériaux mous (textile, mousse…), tandis que l’autre ex- celle dans la fabrication d’œuvres en résine, bois ou métal. En 2008, ils réalisent une œuvre caractéristique de leur répartition du travail d’atelier: Mon mou, ton dur est une sculpture alliant la confection d’une structure en tissu en forme d’ananas à une forme faussement molle en bois, résine et laque automobile. Ils associent leurs intérêts et leurs compétences respectives pour mettre en espace des œuvres souvent hors-normes et atypiques. Avec un grand sens du jeu et de la citation, ils hybrident la sculpture, la création de costumes, la performance, le théâtre, le son. À travers une œuvre joyeusement protéiforme, ils remettent en question deux espaces, celui de l’exposition et celui de la scène, en déplaçant et en combinant les traditions et les codes de deux univers trop souvent dissociés.

SCULPTURE MOUVANTE

La sculpture, la mise en espace d’une œuvre en volume et l’activation du volume par le corps constituent les fondements de leur recherche. Les œuvres sont mises en scène : elles participent à la fois des décors et des costumes. S’y ajoute la circulation des œuvres-corps dans l’espace, la chorégraphie, la lumière, le son et des effets spéciaux. La sculpture – volume, objet autonome – se fait costume lorsque l’un et l’autre s’y glissent. Par la présence et l’action du corps, l’œuvre est mise en mouvement. Au départ, la sculpture était davantage pensée comme une prothèse, un élément auquel les corps (les leurs, ou bien ceux des danseurs et des acteurs invités) devaient s’adapter. Peu à peu, elle est devenue un costume, une forme habitable et performative qui dissimule intégralement les corps.

HISTOIRE EN RICOCHETS

L’histoire de l’art, depuis les formes les plus conceptuelles aux plus kitsch, apparaît comme une source d’inspiration intarissable que les deux artistes s’amusent à étirer, à déplacer, à traduire et à réincarner. Du Bauhaus à la compagnie du Zerep, en passant par l’appropriation des contes populaires, de la bande dessinée, ou encore de l’arte povera, du cirque, du minimalisme, du ci- néma et de l’art de la Renaissance, le duo n’écarte aucune référence, aucune temporalité, aucun style. Chacune de leurs œuvres résulte d’un collage, d’une relecture aux accents poétiques, sensibles, absurdes et décalés de l’histoire de l’art. Par ce biais, Clédat & Petitpierre génèrent des rencontres insolites : Annette Messager, Donald Judd, Léonard de Vinci, Sol LeWitt, Louise Bour- geois, Uccello, Keith Haring, Magritte, Oskar Schlemmer et Marcel Duchamp, bien sûr.

ERMITOLOGIE

Le projet Ermitologie a débuté en 2016 avec, dans un premier temps, la réalisation des sculptures. Dans le cadre du programme New Settings, les artistes présentent en novembre 2017 la version scénique. D’un point de vue plastique, l’œuvre est formée de six éléments installés dans l’espace (exposition et/ou scène) : une scène rectangulaire − matérialisée par un dallage en marqueterie factice rappelant les œuvres de la Renaisance et l’invention de la perspective − sur laquelle sont activées cinq sculptures, soit cinq personnages : la grotte, l’ermite, la vénus, la boule végétale et la Tentation de Saint Antoine. Inspirée de Saint Jérôme dans le désert de Jacopo del Sellaio, la grotte est surmontée d’un paysage miniature, pluvieux et fumant. On rencontre aussi un homme qui marche, hommage à Giacometti, dont le costume en simili cuir a été créé sur mesure pour le danseur Sylvain Riéjou. L’homme, fin et immense, interagit avec une vénus callipyge (inspirée de la vénus de Willendorf et animée par Coco Petitpierre) dont le corps est entièrement formé de tulle plissé. Une boule faussement végétale dérive à la surface de la scène. Ha- bitée par Erwan Ha Kyoon Larcher, danseur et circassien, l’œuvre sautille sur place, roule, se faufile, se heurte aux autres ou leur grimpe dessus. La Tentation de Saint Antoine est incarnée par un être robotisé radiocommandé, mobile, sonore et lumineux. Il est extrait de la peinture de Max Ernst, la Tentation de Saint Antoine (1945), où apparaît un oiseau étrange paré de plumes vertes, de longues oreilles et d’un très long bec.

Clédat & Petitpierre opèrent alors des translations artistiques et historiques pour construire un récit : une histoire d’amour difficile, voire impossible, entre un anachorète géant et une vénus paléolithique. Leurs corps sont incompatibles. L’atmosphère sombre, lugubre et dramatique du spectacle est renforcée par le travail de la lumière et la diffusion sonore du texte de Flaubert (la Tentation de Saint Antoine, 1874). «Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme de l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière – être la matière ! » Conjointement au récit, Clédat & Petitpierre formulent une réflexion fondée sur l’histoire de la sculpture : la forme, la verticalité, le sol, la matière, la technique, l’espace. De l’élévation à la chute, en passant par le saut ou la marche, les artistes accordent une grande importance à la relation physique qui s’opère entre les œuvres et les acteurs qui s’y abritent. À l’intérieur, leurs corps ne sont pas libres. Pour la plupart des actions, les performeurs ont la vue obstruée, l’amplitude de leurs mouvements est réduite par les matériaux, la masse et le volume de l’œuvre. Pour interagir entre eux et dans l’espace, ils doivent expérimenter diverses positions afin de se libérer de ces contraintes : se contorsionner, s’ac- croupir, sautiller, s’allonger, s’enrouler, se mouvoir très lentement pour ne pas chuter. On observe ainsi un combat, une tension organique entre les corps et les sculptures. Les déplacements des corps augmentés exigent des efforts physiques considérables. Clédat & Petitpierre naviguent avec aisance et jouissance entre les arts, entre les scènes, entre les beaux-arts et le spectacle vivant dont ils métissent les langages es- thétiques et conceptuels. Ils chamboulent ainsi les modèles, les repères et les habitudes tenaces.

Entretien avec Clédat & Petitpierre

Le dialogue qui suit résulte moins d’un interview traditionnel que d’une forme d’échange dramaturgique entre

le duo d’artistes Clédat & Petitpierre et la philosophe et dramaturge Camille Louis qui a pu prendre

connaissance de leur nouvelle création, Les Merveilles, au moment des répétitions . Questions, observations,

propositions s’alternent pour tenter de présenter au mieux la dramaturgie singulière développée depuis

plusieurs années par les artistes et tout particulièrement pour ce nouveau spectacle « réellement

merveilleux ». Extraits.

Si l’on s’en tient au répertoire de votre site, Les Merveilles est votre cinquième spectacle. On y retrouve donc

certaines constantes telles que l’exploration de « figures » à fort potentiel imaginatif (figures mythologiques,

figure issues de l’Histoire de l’art et, ici, figures tirées de l’imaginaire médiéval…) mais aussi l’articulation de

ces figures « citationelles » tirées du passé et d’un certain patrimoine culturel, avec la contemporanéité du

traitement scénique, visible dans le dispositif sonore, la technologie, les matières utilisées…

Il me semble que Les merveilles accentuent encore plus cet alliage des temporalités en proposant une

scénographie, des formes et des matières qui me renvoient à un imaginaire ultra contemporain de design ou

de 3D propre aux nouveaux dessins animés ou jeux vidéo… Pourriez vous retracer un peu la genèse de ce

dernier spectacle et comment vous en êtes venus à ce que je nomme un alliage sensible des temporalités?

Les figures auxquelles nous nous intéressons sont en effet à « fort potentiel imaginatif » mais aussi surtout à fort

potentiel de modification du corps. Ces corporalités perturbées sont l’ADN de notre travail, elles nous

permettent d’inventer des mondes sans cesse renouvelés, souvent avec humour, que nous nous efforçons de

rendre cohérents, évidents. Créer des mondes auxquels on croit alors même qu’ils annoncent leur facticité, bien

dans le réel, là, devant nous.

Les Merveilles médiévales sont formidables pour cela, leur existence n’est nullement remise en doute : elle est

justifiée par le seul fait qu’elles soient représentées. À l’époque de leur invention, il y avait une absence absolue

d’opposition entre le monde réel et le monde imaginaire. Jacques le Goff a redéfini cela en parlant du réel

matériel et du réel imaginaire. Cela nous a passionné : c’est comme si, au Moyen-Âge la vie entière était une

scène de théâtre ou que, dans l’autre sens, croire au théâtre relevait du monde médiéval.

Ancrer ces figures médiévales dans une esthétique contemporaine est pour nous une évidence, c’est une

question que nous ne nous posons même pas, à vrai dire.

Le projet est né de la découverte d’une enluminure du Livre des merveilles de Marco Polo qui représente trois

créatures issues de ces peuples fantasmagoriques dans un paysage verdoyant.

La frontalité, la simplification des volumes, et le cadre doré de ces images en font de véritables petites scènes de

théâtre. Elles semblent afficher leur potentiel spectaculaire.

Nous avons voulu transposer ces représentations sur le corps des danseurs et recréer le merveilleux, malgré les

difformités, avec des costumes de nudité luisants et pailletés.

Nous utilisons par ailleurs largement les outils numériques pour mener à bien nos projets. Par exemple la

scénographie et les personnages d’Ermitologie, notre précédent spectacle, ont fait l’objet d’une modélisation 3D

très précise dont nous avons par la suite consciencieusement réalisé chaque élément pendant plus d’une année.

L’extrême finition des objets sculpturaux que nous posons sur scène leur confère une sorte d’autonomie

plastique sur laquelle nous nous appuyons pour construire le spectacle et élaborer des relations entre les

créatures et leur environnement.

Pour Les merveilles, nous n’avons pas fait de 3D : c’était trop complexe. Mais nous avons voulu en effet donner à

la végétation un aspect d’image de synthèse, avec une texture et une rondeur particulière, et un fort effet de

grossissement.

Pour l’anecdote, lorsque nous nous sommes arrêtés sur le modèle de feuille que nous souhaitions agrandir sur la

scène, nous avons découvert que le nom savant de la plante était « Monstera deliciosa » !

Nous avons aussi pensé cette végétation comme une machine à jouer : les feuilles et les tiges sont souples, mais

peuvent conserver les déformations qu’on leur donne.

Les trois merveilles sont équipées de capteurs et génèrent par leurs mouvements une bonne partie des sons du

spectacle. Chacune possède sa propre signature sonore, comme une émanation de son activité cérébrale. Les

créatures semblent pensent bruyamment en quelque sorte, bien qu’elles soient dépourvues de parole.

Ce spectacle est donc en effet très technologique, à l’instar aussi de la centaine de micro-LED invisibles qui

apparaissent peu à peu et forment la voie lactée du début du spectacle, sorte de préambule contemplatif.

Mais ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est que ce traitement « technologique » et très contemporain

ne me semble pas guidé par des préoccupations purement formelles et orientées par le seul souci de « bonne

réalisation » des objets. Je le perçois comme témoignant pleinement de votre compréhension (ou de votre

désir) de l’expérience théâtrale. En effet, contrairement à une exposition ou, si l’on en revient à l’imaginaire

médiéval, à une représentation picturale ou littéraire des figures qui vous inspirent, au théâtre il y a une

expérience au présent et faite avec des co-présent.e.s que sont les spectatrices et spectateurs. La facture de

nos imaginaires n’est plus la même que celle du Moyen-Age et vouloir, aujourd’hui, retrouver quelque chose

de cette expérience des « merveilles », de ce que ces « mirabilis » qui émerveillent et inquiètent, pouvaient

susciter comme forte expérience, exige tout un travail non pas de représentation mais bien de composition

d’une expérience. Celle-ci n’a jamais lieu en soi mais elle se tient « entre » ce qui est montré et celles et ceux

qui regardent. Or, les regardants que nous sommes ont une sensibilité bien différente de celle des

contemporains des merveilles médiévales. Pour ne pas que ces dernières soient réduites, dans votre spectacle,

à des simples formes passées que l’on se contente de contempler, pour qu’on les expérimente, il vous a fallu

tisser ces images animées avec les fils esthétiques dont sont tramées nos expériences aujourd’hui. C’est cela

que je vois dans le traitement contemporain des Merveilles et je trouve cela d’une grande intelligence

théâtrale car soucieuse des conditions du partage avec ces « autres » que sont les spectatrices et spectateurs.

Si, après nos « sculptures à activer » – qui s’ancrent davantage dans la performance – nous avons décidé de faire

du spectacle, c’est parce que nous avions envie d’en utiliser tous les outils. Et d’être dans cette relation de

partage si particulière avec un public captif, assis dans le noir et qui demande à « voir ».

Nous aimons que les mondes que nous inventons soient les plus étranges, et les plus inédits possibles, mais nous

avons toujours l’envie qu’il y ait une sorte d’immédiateté des émotions, une fabrique du sensible qui soit sans

filtres, sans prérequis. Il est à ce propos étonnant pour nous de voir à quel point notre univers est facilement

partagé par les enfants, alors même que nous ne nous adressons pas du tout à eux.

Pouvez vous revenir sur cette « fabrique du sensible » et sur les rouages qui la constituent, caractéristiques de

votre modalité singulière d’écrire vos spectacles au croisement des objets, des corps, de la scénographie ?

Comme nous inventons puis fabriquons longuement chaque élément présent sur scène, costumes et éléments

sculpturaux, nous en avons une connaissance intime: nous connaissons leur texture, leur poids, leur fragilité, leur

potentiel de mouvement, de vitesse, leur chaleur, les problèmes de respirations, etc. Les confier à des

interprètes est un prolongement naturel de notre propre expérience de performeurs. Notre travail au plateau est

à la fois très chorégraphique et très sculptural, il est toujours question de corps, de mouvement, de placement,

de temps.

Manipuler les objets sculpturaux, savoir comment les prendre, les faire évoluer, est également très important.

Nous n’avons aucun dogme concernant le travail au plateau : nous pouvons indifféremment travailler à partir

d’une scène très narrative ou bien à partir d’une danse, d’un déplacement, d’un mouvement.

Les trois interprètes des merveilles sont tous des fidèles : ils connaissent très bien notre travail, ils savent que nos

propositions sont physiquement éprouvantes et ils nous font confiance pour les guider dans leur appropriation

des « costumes. »

Enfin, même si c’est relativement banal de le dire, le son et la lumière sont des partenaires de jeu, au même titre

que les interprètes ou les éléments sculpturaux. Ils sont présents dès le début du travail car nous avons besoin de

tous les médiums à notre disposition pour écrire le spectacle.

Une étape importante a été le tout premier essai des costumes, encore en friche mais avec une ébauche des

déformations corporelles. Nous redoutions leur caractère grotesque et monstrueux, univoque et trop vidé

d’humanité. Lorsque nous avons vu que les créatures dégageaient aussi de la tendresse, une forte empathie, et

beaucoup de drôlerie, nous avons su que le spectacle serait possible et que nous pouvions poursuivre

sereinement le travail.

Les interprètes d’Ermitologie disparaissaient intégralement dans leurs costumes : aucun regard, aucune

expression n’était visible, à l’instar de nos « sculptures à activer ». Pour les Merveilles, c’est différent : les trois

interprètes ont le visage cagoulé et simplement dissimulé derrière de faux cheveux. Parfois on voit leur nez qui

dépasse ou bien leurs dents lorsqu’ils sourient sous la lumière. Cela a un très fort pouvoir comique, et nous

aimons beaucoup cet étrange mélange de vrai et de faux, lorsque leur visage apparait fugacement au beau

milieu de leur costumes de nudité.

Cela nous évoque aussi les êtres décrits dans le texte d’Empédocle : des assemblages hasardeux de fragment